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dimanche 25 mai 2014

ALIZA CLAUDE LAHAV - L'ARBRE DE PANDORE












L'arbre de Pandore


Vous traversez la place de l'église, la grande place, celle où se trouve la fontaine et où se déroule le marché trois fois par semaine. Suivez la rue étroite qui monte un peu, si vous êtes en vélo vous aurez du mal parce que ça grimpe pas mal. Puis prenez sur votre droite, longez les maisons jusqu'à la sortie du village et continuez tout droit sur le chemin de terre qui traverse les vignes. A peu près un kilomètre plus loin, après un tournant, vous le découvrirez, majestueux par sa haute taille et la largeur de son tronc, planté là depuis des dizaines et des dizaines d'années, au milieu d'une verte prairie. C'est le chêne le plus ancien de la région, nul ne pourrait dire quand et qui l'a planté, il est là depuis la nuit des temps et tous les villageois le connaissent bien. Qui ne s'est pas reposé sous son ombrage par les grosses chaleurs d'été ? Qui n'a pas trinqué et mangé un bon casse-croûte, le dos calé à son tronc, durant les vendanges ? Qui ne s'est abrité sous son feuillage touffu lors d'une averse subite ? Qui n'a pas un peu folâtré auprès de lui, par une belle nuit de pleine lune ? Tant de noms, de cœurs transpercés de flèches, de mots coquins, sont gravés sur son écorce que l'on pourrait en faire un livre d'or.



Durant toutes ces années il a été témoin de tous les événements, grands et petits, qui se sont passés au village. C'est qu'il en a vu et entendu de toutes sortes ! Des pique-niques bruyants, des chuchotements doux, des bisous charmants, des transactions douteuses, des querelles d'amoureux, des disputes de couples, des divergences de voisins, des rires d'enfants, et même monsieur le curé qui venait chaque dimanche à l'aube répéter son sermon. Il a vu des liens se faire et se défaire, des visages heureux et d'autres miséreux, des disputes et des réconciliations, des amours et des haines. Il est le réceptacle des confidences des environs. Je devrais dire " il était ", on ne s'y habitue pas, mais c'est au passé qu'il faut parler de lui maintenant.



Le malheur arriva une nuit d'orage, une nuit que les habitants du village n'étaient pas prêts d'oublier, et pour cause, rien ne serait plus pareil après cette nuit houleuse. L'incident s'est produit depuis bien des années, mais pour les villageois il reste une référence dans le temps :
Ceci était "avant" ou "après" l'orage, disaient-ils d'un air entendu, certains d'un air rigolard et d'autres en baissant les yeux. 



La journée avait été exceptionnellement chaude, une chaleur lourde et sèche, des températures jamais atteintes dans cette région montagneuse. Les anciens ne se souvenaient pas d'une telle canicule depuis cinquante ans et plus. Les fermiers avaient dû cesser le travail des champs en début d'après midi tant l'atmosphère était lourde et l'air irrespirable. A la tombée du jour le ciel assombri était sillonné d'éclairs et des nuages de plomb commençaient à s'amasser au loin. On avait rentré les bêtes, seuls les chiens hurlaient la gueule pointée vers l'horizon; les chats, eux, le dos arrondi, se cachaient dans les recoins les plus obscurs. Les vieux avaient abandonné le pas de leur porte et même les enfants avaient cessé de chahuter…


C'est alors que la colère du ciel s'abattit sur la terre. La colère ? Que dis-je ? La rage… une vraie crise de folie furieuse. Tous les éléments étaient de la partie, des bourrasques de vent, des tornades de pluie, des éclairs fulgurants, des coups de tonnerre abasourdissants, tous absolument déchaînés.


Au petit matin le calme était revenu, un calme humide et froid, une aube sinistre ! Ce n'est que vers le milieu du jour que la nouvelle se répandit dans le village. Un fermier qui était monté sur ses terres, avait découvert le grand chêne abattu sur le sol, fendu sur toute sa longueur par la foudre. Le géant, le majestueux, le robuste, était là, allongé inanimé, tranché des racines au faîte, ses branches brisées, ses feuilles éparpillées sur la terre détrempée, ses glands dispersés jusqu'à plusieurs mètres de son épave. 



De son écorce malmenée, de sa chair écorchée, s'échappèrent à la débandade tous les secrets, petits et grands, que le colosse avait absorbé durant tant d'années. Quelques générations de secrets, emprisonnés jusque là dans les fibres vitales de l'arbre, se virent libérés en cette nuit d'orage par un seul coup de tonnerre. Désemparés par cette délivrance soudaine, les secrets s'envolèrent, invisibles mais bruyants, vers les maisons du village. Mais voilà, comment savoir où aller ? Comment connaître la destination de chacun, l'adresse appropriée ? Ils errèrent donc un peu au hasard dans les ruelles, sur la place du marché, sur le parvis de l'église, en jouissant de cette liberté nouvelle. Puis doucement, insidieusement, ils s'infiltrèrent dans les maisons au gré de l'instant, sans se soucier de la discrétion qui est, en général, dans leur nature. Comme une tornade ils passèrent de bouches à oreilles, se répandant dans le village plus vite qu'une épidémie de choléra et semant une zizanie collective incroyable. Les rumeurs et les ragots firent rage, souvent à voix basse mais également à la cantonade, dans les foyers et sur la place publique. Jusqu'au confessionnal qui fut à l'écoute de détresses et de repentirs quelquefois un peu tardifs. Tous les habitants participèrent à colporter les secrets soudain révélés au grand jour, comme s'ils étaient la propriété de tous, chacun les modelant à sa façon.



Durant des jours et des nuits, le village tout entier fut en effervescence. Un village entier malade de tristesse et de colère, de rancœur et d'amertume, de nostalgie et de doux souvenirs. Il y eut des cris et des pleurs, des rires et des soupirs, des mésententes et des complicités et surtout des explications à n'en plus finir.
Puis les jours passèrent, les secrets, qui n'en étaient plus pour personne, perdirent leur intérêt, et l'on s'aperçut que rien n'avait changé, le village avait résisté à la tourmente. La vie reprit son cours, au rythme des saisons, des naissances et des disparitions. Au rythme des intempéries. 



Dans les mémoires le grand chêne restait présent comme une cause de discorde, ce n'était pourtant pas ce qu'il méritait. Le monarque déchu était resté là, au milieu des champs, abandonné, sans vie. Son vieux tronc desséché et ses branches brisées restaient les dernières preuves de la violence de l'ouragan qui s'était abattu sur le village. Les enfants venaient y jouer et explorer les reliquats du géant, en contant son histoire à leur façon. Seule une petite fille à l'intelligence pointue en tira conclusion, elle dit au petit garçon qui la suivait partout où elle allait : 



" Les grands sont bêtes, ils n'ont rien compris ! Même si ça prend des milliers d'années les secrets sont toujours découverts, un jour ou l'autre… "

Et le petit bout d'homme, les yeux déjà débordant d'amour, répondit :
" Y vaut mieux rien leur dire, moi je le dirai pas, c'est promis !
Ce sera notre secret, tu veux bien ? "


A côté de l'arbre mort une pousse nouvelle sortait de la terre.




©Aliza Claude lahav

octobre 2002

à retrouver 

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