Illustration de ZIB
LE PARADIS DE MONSIEUR
PINGWEE
Monsieur Pingwee arpente Oxford Street
en mesurant ses pas. Il les compte, méticuleusement. Il a déjà
parcouru trois cent dix-sept pas. Ce n’est pas possible ! La
pluie a dû le trahir. Il se sera trompé. Mais qu’importe !
Monsieur Pingwee allonge la semelle. Il
accroche du regard l’enseigne de Mademoiselle Rosy. Son pas se
règle. Trois cent cinquante pas.
Le petit homme s’abrite sous
l’élégante marquise de la boutique de lingerie. C’est son
bonheur quotidien. Chaque jour, il vient contempler les délices
suaves des dentelles qui ornent les jambes fuselées des mannequins.
Les froufrous délicats l’émeuvent tant !
Insensible à la pluie qui lui trempe
les chaussures, il scrute les blancs festons artistiquement posés
sur les étagères parme.
La boutique est pour lui un bonbon. Les
murs tendus de tissu rose et le parme qui dessine ses rangées de
friandises le transportent dans un autre monde. Un monde qui
n’appartient qu’à lui.
Monsieur Pingwee est amoureux. Il a
beaucoup de chance, en cette journée pluvieuse. Mademoiselle Rosy a
refait la vitrine. Des trésors s’offrent au regard, des bijoux, de
véritables œuvres d’art.
Point ici de Bisette et de Gueuse. « Au
palais des demoiselles », sont exposées les plus belles des
dentelles. Dentelles de Bruxelles, de Venise, de Gênes et des
Pays-Bas.
Des dessous au point d’Alençon, de
France ou de ce point de Venise, qui s’exécute tout entier à
l’aiguille. Des culottes au point de Bruxelles, des gaines au point
d’Angleterre. Des merveilles en Malines, faites tout d’une pièce,
au fuseau, riches et brillantes comme le cœur d’une duchesse.
Une pièce en chant jeté attire son
attention. Un bustier blanc, virginal, sublime, qui orne un mannequin
à la taille de guêpe dévoile ostensiblement une poitrine à peine
pubère.
Monsieur Pingwee caresse des yeux la
chevelure rousse de la beauté intemporelle. Cet orangé
fantastiquement chaud le traverse comme un poignard en plein cœur.
Cette chevelure est coulée d’un or brûlant dans ses veines. La
dentelle immaculée est une brise printanière.
Il n’est pas, comme bien de ces
messieurs, attiré par le rouge ou le noir qu’il juge trop
vulgaires. Il aime le jaune, les orangés, le rose piquant, et ce
blanc qui le ramène à la pureté des origines.
Il en a tant soupé, du gris et de la
morale qui s’y accroche comme une harpie décharnée. C’est un
honnête homme qui convole depuis trente années en justes noces avec
son épouse, une respectable Écossaise. Trente années de mariage
sans anicroche !
Les dentelles blanches de ce mariage se
sont vite ornées de grisaille. Jetée aux orties, la charmante
culotte en dentelle de Calais ! La grosse cotonnade a vite pris
sa place sur les étagères du dressing. Elle s’est élargie au fil
du temps, comme le tour de fesses de sa dame. Le dressing eut tôt
fait d’envahir la pièce contiguë repoussant vers la cave la
collection de voitures anciennes du mari. Il obtempéra sans
soupirer, en homme honorable qui se garde de susciter l’ire de son
épouse. De ce jour, il s'est pris d’une certaine nostalgie, et, ne
pouvant se consacrer chez lui à sa passion pour l’automobile, il
s’en est allé au-dehors quérir un club où la gent féminine ne
pouvait pénétrer.
Monsieur Pingwee a le bonheur d’être
rentier. Sa journée coule, bien ordonnancée. Il a découvert la
boutique de Mademoiselle Rosy en allant au club, un jour de
tourmente. Jamais il n’aurait levé les yeux, si cette tempête ne
l'avait poussé sous la marquise protectrice.
Là, sous une pluie torrentielle, il
s’est laissé envahir par une douceur inhabituelle. La blancheur
virginale, rehaussée de délicates couleurs a chassé les brumes
pesantes du mariage. Il s’est retrouvé fringant comme un jeune
homme, à rêver de cuisses fuselées et de rondeurs pommelées.
Chaque nuit, il rêve de dentelles. Ses
songes l’emportent tellement que son épouse, choquée de ses
tentatives d’attouchements, s’est exilée à l'autre bout de la
maison, délaissant chambre conjugale et dressing.
Les voitures ont pris la place des
culottes abhorrées. Monsieur Pingwee a fait livrer des draps ornés
des plus belles dentelles d’Espagne pour consoler sa dame. Du
moins, c’est ce qu’elle a cru, car, par souci d’équité —
disait-il — il dormait, comme elle, dans la dentelle.
Ses nuits, comme sa vie, devinrent
paradis et c’est gaillard que, chaque soir, il reculait un peu plus
l’heure de rentrer déplier sa serviette de table.
C’est cet hiver qu’il apprécie le
plus la devanture scintillante. Son premier hiver. Le contraste entre
le bleu nuit du ciel et le clinquant de l’étal devient alors œuvre
d’art.
— Il va prendre froid ! Disait
la mercière en hochant la tête.
— Pour sûr ! Répondaient les
clientes, intriguées de l’affection de ce petit homme pour la
lingerie.
Tous les commerçants d’Oxford Street
connaissent le soupirant de la modiste. C’est ainsi qu’on le
nomme, car, jamais il n’a dévoilé son nom. Sa discrétion
exemplaire et sa constance forcent l’admiration. Jamais il n’a
poussé la porte de la boutique. Il se contente d’un salut poli
lorsque Mademoiselle Rosy agence sa vitrine. On entre chez elle par
quatre marches qui mettent son intérieur hors de portée des regards
trop curieux.
Un haut muret supporte des vitres
toujours propres. Les présentoirs, à hauteur des yeux des passants,
offrent un écran protecteur aux dames lorsqu’elles font ouvrir les
cartons affriolants. Monsieur Pingwee, lui, peut se délecter à
loisir de dentelles, jabotant sous le paletot sans subir les avanies
de clientes ulcérées.
Depuis sa découverte du lieu, il a
développé en cachette une pratique toute particulière. Il parle
aux mannequins !
Il a souffert mille morts lorsque la
belle rouquine est partie se faire repoudrer le nez. Trois longs
jours pendant lesquels il a arpenté le trottoir dans des soliloques
ardents dissimulés sous son cache-nez !
Il a cru défaillir en la retrouvant,
là, plus belle encore qu’auparavant, son petit nez mutin
transfiguré d’un artistique coup de pinceau. Ses pommettes à
l’incarnat délicat l’appelaient. Il avait envie de la prendre
dans ses bras, de caresser le velours de sa peau, de froisser la
dentelle de son caraco. Étourdi, il a glissé la main dans les
lacets de la guêpière tissée de fils de soie. Grisé, il a
entrouvert les délices parfumés de ses cuisses volages qui
s’offraient sous les volants de chantilly. Volubile, il a psalmodié
des poèmes en offrande à sa mie, de ces poèmes qui lui venaient la
nuit, en d’étourdissants concerts de mots qu’il griffonnait sur
son gros carnet de cuir vert.
Les commères du quartier n’en
revenaient pas. Une heure trente qu’il était là, planté devant
la vitrine, à attendre on ne sait quoi ?
— Il faudrait appeler la police !
Chuchotait la vieille demoiselle Longjohn.
— Enfin, voyons ! La police pour
un homme de sa condition ! Vous n’y pensez pas !
Rétorquait Madame Clawsee qui en pinçait pour lui.
— Et s’il se prenait d’attaquer
Mademoiselle Rosy ?
Un long silence, lourd et dubitatif,
avait cloué le bec des commères. Les pensées les plus folles se
lisaient dans leurs yeux.
Mademoiselle Clawsee se voyait courant
au secours de Mademoiselle Rosy. Elle la protégeait de son corps et
subissait les assauts effrénés du soupirant de la modiste. Elle
criait, éperdue, appelant de ses vœux l’instant fatidique où il
parviendrait à ses fins.
Elle en fut pour ses frais. Le petit
homme partit avant l’heure de la fermeture, la laissant
décontenancée, l’intérieur tout tourneboulé, sous le regard
noir de Madame Gloucester qui nourrissait les mêmes ambitions.
Depuis ce fameux soir, les commères y
regardent de plus près. Elles notent les habitudes de Monsieur
Pingwee, au cas où…
Lui, obnubilé par son amour pour
Griselda, ne voit pas cette attention dont il fait l’objet. Sa
Griselda, c’est ainsi qu’il l’a nommée, le ravit de son
charme.
En mignonnette ou en lacis, elle se
dévêt pour lui en ensorcellements de chaque instant.
Mais, ce qu’il attend avec une
brûlante impatience, c’est l’approche de Noël. Fébrile, il se
demande comment elle va se parer.
Va-t-elle rester classique, en sobre
guipure blanche ? Osera-t-elle s’enguirlander de lumière ?
Choisira-t-elle une bisette délurée
comme ses amies de Regent Street ou sera-t-elle femme fatale, telle
une James Bond girl ?
Ce soir, il vient de la quitter, à
regret. C’est un arrachement de plus en plus fort qui lui broie le
cœur. Il a beau retarder l’heure, il lui faut partir. Pour rien au
monde, il ne voudrait se trouver face à face avec mademoiselle Rosy.
Ce serait inconvenant. Il reviendra demain. Le livreur a déposé de
nombreux cartons. Demain, la vitrine sera changée.
Il remonte Oxford Street à pas
comptés, puis disparaît dans la nuit.
La mercière le suit des yeux en
descendant son rideau de fer. Les derniers passants pressent le pas.
Tout est calme, comme à l’habitude.
Monsieur Pingwee a déplié sa
serviette de table. Religieusement, il mange son potage aux
mushrooms. Il suçote sa cuillère avec un léger sifflement, sans
lever les yeux de son assiette. Madame Pingwee est plantée devant
Benny Hill. Elle retrousse les lèvres sur des dents jaunies par le
tabac. Elle fume à ses heures, c'est-à-dire, toutes les heures.
Elle a l’air d’un cheval prêt à
traire — pense son mari qui esquisse une ombre de sourire à
cette idée incongrue. L’épouse, enhardie par cette inhabituelle
marque d’affection, lui sert une deuxième louche de l’insipide
breuvage.
Imperturbable, le petit homme boit sa
soupe d’un air profondément inspiré. Il a eu comme une
illumination.
Le lendemain, il est debout à l’aube.
Fringant dans ses bottes, rasé de près et parfumé, Monsieur
Pingwee remonte Oxford avec allant. C’est d’un pas décidé qu’il
pousse la porte de Mademoiselle Rosy. De l’autre côté de la rue,
la mercière ne sait plus à quel saint se vouer. Les clientes se
font attendre, et elle est seule. Mon Dieu ! Et s’il
arrivait quelque chose !
N’y tenant plus, elle ferme le verrou
et traverse la rue. Sur la pointe des pieds, elle glisse un regard
entre les bustiers écossais que la demoiselle vient de mettre en
rayon.
À l’intérieur, la modiste est aussi
rouge que la culotte suspendue au-dessus de sa tête. Son soupirant,
ici ! Elle a tant attendu ce moment, espérant que ce monsieur
timide franchisse un jour le seuil.
Le monsieur regarde avec attention sa
nouvelle vitrine. Ses yeux brillent et il articule silencieusement
des mots qui ne lui sont pas destinés. Il touche avec tendresse les
lacis, les dentelles mignonnette, les lourds corsets empesés et les
blondes aériennes.
— « … La clarté de la lampe
se jouait dans un fouillis de dentelles noires et d’étoffes d’un
ton violent, mais équivoque… »
La modiste sursaute au son de la voix
de son client qui déclame du Baudelaire. Il caresse des dentelles
ivoire plissées, mais son regard est fixé sur sa dernière
création. Une guêpière et son porte-jarretelles en dentelle de
Bruges d’un orange brûlant. Le vertigineux bustier a de quoi faire
rougeoyer le cœur le plus pur. Les délicats entrelacs ivoire du dos
sont à faire frémir. Les doigts de Monsieur Pingwee en suivent les
contours. Il desserre et resserre les lacets de soie avec une
précision redoutable.
Cet homme-là s’y connaît en
femmes — se dit Mademoiselle Rosy.
— Désirez-vous que je fasse porter
l’ensemble chez vous pour l’essayage ?
Elle a parlé d’une voix tremblante,
réalisant qu’il existait sans doute une dame, quelque part, à qui
ce cadeau serait destiné.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je vous
remercie.
La voix est ferme, posée. Il sait
ce qu’il veut. Ce n’est pas encore cette année qu’elle
passera le réveillon, un homme à son bras…
Résignée, la petite modiste plie la
guêpière dans un papier de soie parme. D’un geste décidé, son
client a choisi une nuisette ravageuse en chantilly noire,
d’adorables culottes blanches finement ciselées et quelques
bustiers. Un jaune, un blanc liseré de mauve en point d’Alençon,
un délicat fuchsia bordé de dentelle de Calais et un petit bijou de
fantaisie en dentelle plissée.
Les mignons petits triangles de tissu
destinés à couvrir les rondeurs du dessous se laissent emballer sur
le comptoir par la main experte de Mademoiselle Rosy. Le montant de
la commande la console de sa déception. C’est une affaire
rondement menée et le Monsieur paye rubis sur l’ongle. À la
caisse, le petit homme compte ses billets un à un. La jeune fille
entend le crissement méthodique des billets en répons au
froissement délicat du papier de soie coloré qu’elle plie avec
art.
Derrière la vitre, la mercière ouvre
de grands yeux. Elle voit les boites s’entasser dans le grand sac
de papier glacé. Un deuxième sac accueille les boites de bas et
quelques fanfreluches. La demoiselle a préparé de magnifiques
paquets aux nœuds aussi gros que les petites culottes enfermées
dans leur enveloppe de soie.
Le Monsieur attend près de la caisse.
Elle ne voit que son chapeau qui s’incline au rythme de Dieu sait
quoi ! La modiste lui tend ses volumineux paquets. Il va
sortir...
Sur un salut fort cérémonieux,
Monsieur Pingwee quitte les lieux. Sous la marquise, il fait un
dernier adieu à sa chère vitrine. Dans sa poche de veston, il
flatte un objet et sourit avant de reprendre son chemin. La rue lui
paraît bien joyeuse à cette heure.
Il passe devant la mercière sans plus
la voir qu’à l’habitude et s’enfonce dans la brume.
Il ne reviendra pas le soir, ni le
lendemain. Tout Oxford Street est en ébullition. Depuis presque un
an que le petit homme s’arrête devant cette vitrine, et le voici
qui s’évapore…
— Quoi ? Il achète la moitié
du fonds et il disparaît ? Outrée ! Madame Clawsee, je
suis outrée !
— Comment ? Il ne vous a même
pas invitée à boire le thé ? Quel goujat ! Pérore,
Madame Gloucester.
Mademoiselle Longjohn reste de marbre.
Elle ne sait que dire devant cet affront aux bonnes mœurs. Ne pas
violer la petite, soit ! Mais ne pas l’avoir invitée à
prendre le thé ? Elle ne comprend rien à cette nouvelle
génération !
Mademoiselle Rosy sert le thé.
Sa boutique ne désemplit pas. Ces
messieurs, informés de sa mésaventure par ces dames, sont venus
s’enquérir des choix de son mystérieux amateur de dentelles. Il
va sans dire que les dames ne voulaient pas être en reste.
Elle a tant vendu de dentelles que le
banquier l’a invitée à prendre le thé le jour de Noël. Il est
gentil garçon, et peut-être passera-t-elle le réveillon de fin
d’année au bras d’un homme ?
Elle a conservé une guêpière en
dentelle de Bruges, d’un orange brûlant…
À quelques rues de là, Monsieur
Pingwee travaille dans son atelier. Son épouse est partie chez sa
mère. Enfin, c’est ce qu’il a dit au livreur de lait… Monsieur
Pingwee ne boit pas de lait.
Le crissement de la lime sur le métal
accompagne Benny Hill, qui occupe le salon, comme à l’accoutumée.
Cette nuit, c’est Noël. Le plus beau
Noël de sa vie !
Le jour se lève brumeux, comme à
l’accoutumée. Tout est calme dans les rues. Dans Oxford Street, un
attroupement insolite grossit sous le soleil blême.
On a cambriolé Mademoiselle Rosy !
Rien n’a été abîmé pourtant. Les dentelles précieuses n’ont
pas bougé d’un cil. La porte n’est pas fracturée, mais un
mannequin a disparu...
Le policeman suit la piste qui se perd
dans la brume. Quelques flocons, trop légers, ont gardé l’empreinte
des petits pieds de celluloïd. Le vent a chassé les traces au
premier coin de rue.
— Le mannequin s’est enfui…
— Elle cherchait le petit Monsieur,
vous savez ! Celui qui ne vient plus…
— Croyez-vous ça possible ? Un
mannequin amoureux ? Fadaises que tout cela !
Mademoiselle Rosy sert le thé. Cette
nouvelle aventure va attirer toutes les clientes de Régent Street.
Sa fortune est assurée !
À quelques rues de là, Monsieur
Pingwee sert le thé. Griselda, vêtue d’une guêpière en dentelle
de Bruges d’un orange brûlant, secoue son opulente chevelure
rousse.
Le petit homme caresse l’incarnat de
ses joues de velours. Il la prend dans ses bras, froisse la dentelle
de son caraco. Étourdi, il glisse la main dans les lacets de la
guêpière tissée de fils de soie. Grisé, il entrouvre les délices
parfumés des cuisses volages qui s’offrent sous les volants de
chantilly. Volubile, il psalmodie des poèmes en offrande à sa mie,
de ces poèmes qui lui viennent la nuit, en d’étourdissants
concerts de mots qu’il griffonne sur son gros carnet de cuir vert.
Sur la table du salon, une clé repose
dans son étui de cire, la clé de son paradis.
Texte protégé et édité en 2013
chez Racine&Icare
dans le recueil collectif
Merci pour cette lecture, Dame Tippi, j'en suis toute chose, de retrouver ce petit homme...
RépondreSupprimerC' est magnifique de couleur, de dessins et de poésie. Ce texte, c'est aussi de la dentelle.. Merci Madame.
RépondreSupprimerMerci beaucoup Fred pour ce commentaire que je vais envoyer à ma copine Zibelyne l'auteur de cette dentelle !
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