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dimanche 18 mai 2014

EVE ZIBELYNE - LE PARADIS DE MONSIEUR PINGWEE









Illustration de ZIB



LE PARADIS DE MONSIEUR PINGWEE



Monsieur Pingwee arpente Oxford Street en mesurant ses pas. Il les compte, méticuleusement. Il a déjà parcouru trois cent dix-sept pas. Ce n’est pas possible ! La pluie a dû le trahir. Il se sera trompé. Mais qu’importe !

Monsieur Pingwee allonge la semelle. Il accroche du regard l’enseigne de Mademoiselle Rosy. Son pas se règle. Trois cent cinquante pas.

Le petit homme s’abrite sous l’élégante marquise de la boutique de lingerie. C’est son bonheur quotidien. Chaque jour, il vient contempler les délices suaves des dentelles qui ornent les jambes fuselées des mannequins. Les froufrous délicats l’émeuvent tant !
Insensible à la pluie qui lui trempe les chaussures, il scrute les blancs festons artistiquement posés sur les étagères parme.

La boutique est pour lui un bonbon. Les murs tendus de tissu rose et le parme qui dessine ses rangées de friandises le transportent dans un autre monde. Un monde qui n’appartient qu’à lui.

Monsieur Pingwee est amoureux. Il a beaucoup de chance, en cette journée pluvieuse. Mademoiselle Rosy a refait la vitrine. Des trésors s’offrent au regard, des bijoux, de véritables œuvres d’art.
Point ici de Bisette et de Gueuse. « Au palais des demoiselles », sont exposées les plus belles des dentelles. Dentelles de Bruxelles, de Venise, de Gênes et des Pays-Bas.
Des dessous au point d’Alençon, de France ou de ce point de Venise, qui s’exécute tout entier à l’aiguille. Des culottes au point de Bruxelles, des gaines au point d’Angleterre. Des merveilles en Malines, faites tout d’une pièce, au fuseau, riches et brillantes comme le cœur d’une duchesse.

Une pièce en chant jeté attire son attention. Un bustier blanc, virginal, sublime, qui orne un mannequin à la taille de guêpe dévoile ostensiblement une poitrine à peine pubère.
Monsieur Pingwee caresse des yeux la chevelure rousse de la beauté intemporelle. Cet orangé fantastiquement chaud le traverse comme un poignard en plein cœur. Cette chevelure est coulée d’un or brûlant dans ses veines. La dentelle immaculée est une brise printanière.

Il n’est pas, comme bien de ces messieurs, attiré par le rouge ou le noir qu’il juge trop vulgaires. Il aime le jaune, les orangés, le rose piquant, et ce blanc qui le ramène à la pureté des origines.

Il en a tant soupé, du gris et de la morale qui s’y accroche comme une harpie décharnée. C’est un honnête homme qui convole depuis trente années en justes noces avec son épouse, une respectable Écossaise. Trente années de mariage sans anicroche !

Les dentelles blanches de ce mariage se sont vite ornées de grisaille. Jetée aux orties, la charmante culotte en dentelle de Calais ! La grosse cotonnade a vite pris sa place sur les étagères du dressing. Elle s’est élargie au fil du temps, comme le tour de fesses de sa dame. Le dressing eut tôt fait d’envahir la pièce contiguë repoussant vers la cave la collection de voitures anciennes du mari. Il obtempéra sans soupirer, en homme honorable qui se garde de susciter l’ire de son épouse. De ce jour, il s'est pris d’une certaine nostalgie, et, ne pouvant se consacrer chez lui à sa passion pour l’automobile, il s’en est allé au-dehors quérir un club où la gent féminine ne pouvait pénétrer.

Monsieur Pingwee a le bonheur d’être rentier. Sa journée coule, bien ordonnancée. Il a découvert la boutique de Mademoiselle Rosy en allant au club, un jour de tourmente. Jamais il n’aurait levé les yeux, si cette tempête ne l'avait poussé sous la marquise protectrice.
Là, sous une pluie torrentielle, il s’est laissé envahir par une douceur inhabituelle. La blancheur virginale, rehaussée de délicates couleurs a chassé les brumes pesantes du mariage. Il s’est retrouvé fringant comme un jeune homme, à rêver de cuisses fuselées et de rondeurs pommelées.

Chaque nuit, il rêve de dentelles. Ses songes l’emportent tellement que son épouse, choquée de ses tentatives d’attouchements, s’est exilée à l'autre bout de la maison, délaissant chambre conjugale et dressing.

Les voitures ont pris la place des culottes abhorrées. Monsieur Pingwee a fait livrer des draps ornés des plus belles dentelles d’Espagne pour consoler sa dame. Du moins, c’est ce qu’elle a cru, car, par souci d’équité — disait-il — il dormait, comme elle, dans la dentelle.
Ses nuits, comme sa vie, devinrent paradis et c’est gaillard que, chaque soir, il reculait un peu plus l’heure de rentrer déplier sa serviette de table.

C’est cet hiver qu’il apprécie le plus la devanture scintillante. Son premier hiver. Le contraste entre le bleu nuit du ciel et le clinquant de l’étal devient alors œuvre d’art.

— Il va prendre froid ! Disait la mercière en hochant la tête.
— Pour sûr ! Répondaient les clientes, intriguées de l’affection de ce petit homme pour la lingerie.

Tous les commerçants d’Oxford Street connaissent le soupirant de la modiste. C’est ainsi qu’on le nomme, car, jamais il n’a dévoilé son nom. Sa discrétion exemplaire et sa constance forcent l’admiration. Jamais il n’a poussé la porte de la boutique. Il se contente d’un salut poli lorsque Mademoiselle Rosy agence sa vitrine. On entre chez elle par quatre marches qui mettent son intérieur hors de portée des regards trop curieux.
Un haut muret supporte des vitres toujours propres. Les présentoirs, à hauteur des yeux des passants, offrent un écran protecteur aux dames lorsqu’elles font ouvrir les cartons affriolants. Monsieur Pingwee, lui, peut se délecter à loisir de dentelles, jabotant sous le paletot sans subir les avanies de clientes ulcérées.
Depuis sa découverte du lieu, il a développé en cachette une pratique toute particulière. Il parle aux mannequins !

Il a souffert mille morts lorsque la belle rouquine est partie se faire repoudrer le nez. Trois longs jours pendant lesquels il a arpenté le trottoir dans des soliloques ardents dissimulés sous son cache-nez !

Il a cru défaillir en la retrouvant, là, plus belle encore qu’auparavant, son petit nez mutin transfiguré d’un artistique coup de pinceau. Ses pommettes à l’incarnat délicat l’appelaient. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de caresser le velours de sa peau, de froisser la dentelle de son caraco. Étourdi, il a glissé la main dans les lacets de la guêpière tissée de fils de soie. Grisé, il a entrouvert les délices parfumés de ses cuisses volages qui s’offraient sous les volants de chantilly. Volubile, il a psalmodié des poèmes en offrande à sa mie, de ces poèmes qui lui venaient la nuit, en d’étourdissants concerts de mots qu’il griffonnait sur son gros carnet de cuir vert.
Les commères du quartier n’en revenaient pas. Une heure trente qu’il était là, planté devant la vitrine, à attendre on ne sait quoi ?

— Il faudrait appeler la police ! Chuchotait la vieille demoiselle Longjohn.
— Enfin, voyons ! La police pour un homme de sa condition ! Vous n’y pensez pas ! Rétorquait Madame Clawsee qui en pinçait pour lui.
— Et s’il se prenait d’attaquer Mademoiselle Rosy ?

Un long silence, lourd et dubitatif, avait cloué le bec des commères. Les pensées les plus folles se lisaient dans leurs yeux.
Mademoiselle Clawsee se voyait courant au secours de Mademoiselle Rosy. Elle la protégeait de son corps et subissait les assauts effrénés du soupirant de la modiste. Elle criait, éperdue, appelant de ses vœux l’instant fatidique où il parviendrait à ses fins.

Elle en fut pour ses frais. Le petit homme partit avant l’heure de la fermeture, la laissant décontenancée, l’intérieur tout tourneboulé, sous le regard noir de Madame Gloucester qui nourrissait les mêmes ambitions.
Depuis ce fameux soir, les commères y regardent de plus près. Elles notent les habitudes de Monsieur Pingwee, au cas où…

Lui, obnubilé par son amour pour Griselda, ne voit pas cette attention dont il fait l’objet. Sa Griselda, c’est ainsi qu’il l’a nommée, le ravit de son charme.
En mignonnette ou en lacis, elle se dévêt pour lui en ensorcellements de chaque instant.
Mais, ce qu’il attend avec une brûlante impatience, c’est l’approche de Noël. Fébrile, il se demande comment elle va se parer.
Va-t-elle rester classique, en sobre guipure blanche ? Osera-t-elle s’enguirlander de lumière ?
Choisira-t-elle une bisette délurée comme ses amies de Regent Street ou sera-t-elle femme fatale, telle une James Bond girl ?

Ce soir, il vient de la quitter, à regret. C’est un arrachement de plus en plus fort qui lui broie le cœur. Il a beau retarder l’heure, il lui faut partir. Pour rien au monde, il ne voudrait se trouver face à face avec mademoiselle Rosy. Ce serait inconvenant. Il reviendra demain. Le livreur a déposé de nombreux cartons. Demain, la vitrine sera changée.

Il remonte Oxford Street à pas comptés, puis disparaît dans la nuit.
La mercière le suit des yeux en descendant son rideau de fer. Les derniers passants pressent le pas. Tout est calme, comme à l’habitude.

Monsieur Pingwee a déplié sa serviette de table. Religieusement, il mange son potage aux mushrooms. Il suçote sa cuillère avec un léger sifflement, sans lever les yeux de son assiette. Madame Pingwee est plantée devant Benny Hill. Elle retrousse les lèvres sur des dents jaunies par le tabac. Elle fume à ses heures, c'est-à-dire, toutes les heures.
Elle a l’air d’un cheval prêt à traire — pense son mari qui esquisse une ombre de sourire à cette idée incongrue. L’épouse, enhardie par cette inhabituelle marque d’affection, lui sert une deuxième louche de l’insipide breuvage.
Imperturbable, le petit homme boit sa soupe d’un air profondément inspiré. Il a eu comme une illumination.

Le lendemain, il est debout à l’aube. Fringant dans ses bottes, rasé de près et parfumé, Monsieur Pingwee remonte Oxford avec allant. C’est d’un pas décidé qu’il pousse la porte de Mademoiselle Rosy. De l’autre côté de la rue, la mercière ne sait plus à quel saint se vouer. Les clientes se font attendre, et elle est seule. Mon Dieu ! Et s’il arrivait quelque chose !

N’y tenant plus, elle ferme le verrou et traverse la rue. Sur la pointe des pieds, elle glisse un regard entre les bustiers écossais que la demoiselle vient de mettre en rayon.
À l’intérieur, la modiste est aussi rouge que la culotte suspendue au-dessus de sa tête. Son soupirant, ici ! Elle a tant attendu ce moment, espérant que ce monsieur timide franchisse un jour le seuil.
Le monsieur regarde avec attention sa nouvelle vitrine. Ses yeux brillent et il articule silencieusement des mots qui ne lui sont pas destinés. Il touche avec tendresse les lacis, les dentelles mignonnette, les lourds corsets empesés et les blondes aériennes.

— « … La clarté de la lampe se jouait dans un fouillis de dentelles noires et d’étoffes d’un ton violent, mais équivoque… »

La modiste sursaute au son de la voix de son client qui déclame du Baudelaire. Il caresse des dentelles ivoire plissées, mais son regard est fixé sur sa dernière création. Une guêpière et son porte-jarretelles en dentelle de Bruges d’un orange brûlant. Le vertigineux bustier a de quoi faire rougeoyer le cœur le plus pur. Les délicats entrelacs ivoire du dos sont à faire frémir. Les doigts de Monsieur Pingwee en suivent les contours. Il desserre et resserre les lacets de soie avec une précision redoutable.
Cet homme-là s’y connaît en femmes — se dit Mademoiselle Rosy.

— Désirez-vous que je fasse porter l’ensemble chez vous pour l’essayage ?

Elle a parlé d’une voix tremblante, réalisant qu’il existait sans doute une dame, quelque part, à qui ce cadeau serait destiné.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je vous remercie.

La voix est ferme, posée. Il sait ce qu’il veut. Ce n’est pas encore cette année qu’elle passera le réveillon, un homme à son bras…

Résignée, la petite modiste plie la guêpière dans un papier de soie parme. D’un geste décidé, son client a choisi une nuisette ravageuse en chantilly noire, d’adorables culottes blanches finement ciselées et quelques bustiers. Un jaune, un blanc liseré de mauve en point d’Alençon, un délicat fuchsia bordé de dentelle de Calais et un petit bijou de fantaisie en dentelle plissée.

Les mignons petits triangles de tissu destinés à couvrir les rondeurs du dessous se laissent emballer sur le comptoir par la main experte de Mademoiselle Rosy. Le montant de la commande la console de sa déception. C’est une affaire rondement menée et le Monsieur paye rubis sur l’ongle. À la caisse, le petit homme compte ses billets un à un. La jeune fille entend le crissement méthodique des billets en répons au froissement délicat du papier de soie coloré qu’elle plie avec art.

Derrière la vitre, la mercière ouvre de grands yeux. Elle voit les boites s’entasser dans le grand sac de papier glacé. Un deuxième sac accueille les boites de bas et quelques fanfreluches. La demoiselle a préparé de magnifiques paquets aux nœuds aussi gros que les petites culottes enfermées dans leur enveloppe de soie.
Le Monsieur attend près de la caisse. Elle ne voit que son chapeau qui s’incline au rythme de Dieu sait quoi ! La modiste lui tend ses volumineux paquets. Il va sortir...

Sur un salut fort cérémonieux, Monsieur Pingwee quitte les lieux. Sous la marquise, il fait un dernier adieu à sa chère vitrine. Dans sa poche de veston, il flatte un objet et sourit avant de reprendre son chemin. La rue lui paraît bien joyeuse à cette heure.
Il passe devant la mercière sans plus la voir qu’à l’habitude et s’enfonce dans la brume.

Il ne reviendra pas le soir, ni le lendemain. Tout Oxford Street est en ébullition. Depuis presque un an que le petit homme s’arrête devant cette vitrine, et le voici qui s’évapore…
— Quoi ? Il achète la moitié du fonds et il disparaît ? Outrée ! Madame Clawsee, je suis outrée !

— Comment ? Il ne vous a même pas invitée à boire le thé ? Quel goujat ! Pérore, Madame Gloucester.

Mademoiselle Longjohn reste de marbre. Elle ne sait que dire devant cet affront aux bonnes mœurs. Ne pas violer la petite, soit ! Mais ne pas l’avoir invitée à prendre le thé ? Elle ne comprend rien à cette nouvelle génération !

Mademoiselle Rosy sert le thé.
Sa boutique ne désemplit pas. Ces messieurs, informés de sa mésaventure par ces dames, sont venus s’enquérir des choix de son mystérieux amateur de dentelles. Il va sans dire que les dames ne voulaient pas être en reste.
Elle a tant vendu de dentelles que le banquier l’a invitée à prendre le thé le jour de Noël. Il est gentil garçon, et peut-être passera-t-elle le réveillon de fin d’année au bras d’un homme ?
Elle a conservé une guêpière en dentelle de Bruges, d’un orange brûlant…

À quelques rues de là, Monsieur Pingwee travaille dans son atelier. Son épouse est partie chez sa mère. Enfin, c’est ce qu’il a dit au livreur de lait… Monsieur Pingwee ne boit pas de lait.
Le crissement de la lime sur le métal accompagne Benny Hill, qui occupe le salon, comme à l’accoutumée.

Cette nuit, c’est Noël. Le plus beau Noël de sa vie !

Le jour se lève brumeux, comme à l’accoutumée. Tout est calme dans les rues. Dans Oxford Street, un attroupement insolite grossit sous le soleil blême.

On a cambriolé Mademoiselle Rosy ! Rien n’a été abîmé pourtant. Les dentelles précieuses n’ont pas bougé d’un cil. La porte n’est pas fracturée, mais un mannequin a disparu...
Le policeman suit la piste qui se perd dans la brume. Quelques flocons, trop légers, ont gardé l’empreinte des petits pieds de celluloïd. Le vent a chassé les traces au premier coin de rue.

— Le mannequin s’est enfui…
— Elle cherchait le petit Monsieur, vous savez ! Celui qui ne vient plus…
— Croyez-vous ça possible ? Un mannequin amoureux ? Fadaises que tout cela !

Mademoiselle Rosy sert le thé. Cette nouvelle aventure va attirer toutes les clientes de Régent Street. Sa fortune est assurée !

À quelques rues de là, Monsieur Pingwee sert le thé. Griselda, vêtue d’une guêpière en dentelle de Bruges d’un orange brûlant, secoue son opulente chevelure rousse.
Le petit homme caresse l’incarnat de ses joues de velours. Il la prend dans ses bras, froisse la dentelle de son caraco. Étourdi, il glisse la main dans les lacets de la guêpière tissée de fils de soie. Grisé, il entrouvre les délices parfumés des cuisses volages qui s’offrent sous les volants de chantilly. Volubile, il psalmodie des poèmes en offrande à sa mie, de ces poèmes qui lui viennent la nuit, en d’étourdissants concerts de mots qu’il griffonne sur son gros carnet de cuir vert.

Sur la table du salon, une clé repose dans son étui de cire, la clé de son paradis.



Texte protégé et édité en 2013
chez Racine&Icare
dans le recueil collectif



3 commentaires:

  1. Merci pour cette lecture, Dame Tippi, j'en suis toute chose, de retrouver ce petit homme...

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  2. C' est magnifique de couleur, de dessins et de poésie. Ce texte, c'est aussi de la dentelle.. Merci Madame.

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    1. Merci beaucoup Fred pour ce commentaire que je vais envoyer à ma copine Zibelyne l'auteur de cette dentelle !

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