LA MAIN
Elle contemplait sa main
sans vraiment la reconnaître. Elle la regardait comme si elle ne lui
appartenait pas, comme si elle la voyait pour la première fois. Un
objet étranger dont elle détaillait, émerveillée, les phalanges
et les articulations.
Pour la Saint-Nicolas, la
directrice de l’école avait invité une artiste-mime, elle passait
un quart d’heure dans chaque classe. C’était un moment de
bonheur dans la grisaille de décembre, un moment de poésie avant le
passage de Saint Nicolas.
L’intervention de
Catherine dura un quart d’heure. Quinze minutes, c’est peu mais
c’est parfois suffisant pour bouleverser une vie. Elle portait un
pull sombre et tenait une main gantée derrière son dos. L’autre
manche était garnie jusqu’au poignet de deux bandes couleur chair
au bout desquelles sa main nue semblait accrochée. Elle fit tout
son spectacle avec cette main unique. Elle nous montra toutes les
merveilles qu’elle contenait.
Les enfants regardaient la
main de Catherine. Catherine faisait jouer ses doigts, elle portait
sur son visage l’étonnement d’Adam et Ève face à la beauté de
la Création. Les machines les plus sophistiquées étaient tout à
coup des objets désuets par rapport à une simple main. Ses cinq
doigts étaient les acteurs d’une troupe de théâtre, ils
saluaient le public tous ensemble, puis chacun leur tour puis par
couple et parfois à contretemps. Elle les réprimandait, leur
faisait les gros yeux et ils obéissaient à ses injonctions. Elle
incita les écoliers à participer à l’exercice, ils essayèrent
avant de s’apercevoir incrédules que leurs doigts ne répondaient
pas exactement à leurs ordres.
La main de Catherine
dirigeait la manœuvre et elle la tira vers un chevalet. Elle
gribouilla quelques portraits sur une feuille mais ils n’étaient
guère convaincants, ceci fit rire les élèves. Elle arracha les
feuilles et morigéna sa main. Elle se lança sur une nouvelle
feuille de papier et en deux ou trois coups de feutre, elle dessina
un vrai portrait, un modèle équilibré, l’ensemble était très
harmonieux. Un visage de gamin étonné aux cils surdimensionnés
éclairait le coin de la salle de classe si terne tout à l’heure
et si beau maintenant. Il était évident qu’elle avait dû
s’entraîner des centaines de fois pour arriver à ce niveau de
dextérité mais les enfants ne le soupçonnaient pas. Son dessin
était tombé comme un cadeau du ciel. Les oh d’admiration avaient
d’autant plus de force qu’ils succédaient à des rires moqueurs.
Catherine jouait la scène sur l’estrade, sa main droite était son unique partenaire, une main qu’elle réprimandait, encourageait, applaudissait avec son autre main gantée qu’elle claquait contre le bureau. Le spectacle avait une dimension poétique très forte, Catherine nous montrait quelques-unes des multiples portes qu’une main pouvait ouvrir. La classe était subjuguée, Catherine faisait régner dans la classe un silence ce que nous avions, parfois, tant de mal à obtenir. Même les garnements, réputés dissipés, étaient attentifs.
Elle saisit un pipeau, un
instrument rudimentaire, un bout de roseau emmanché sur un mauvais
sifflet. Il était plus court qu’une flûte. Elle le porta à sa
bouche et avec une seule main, elle sortit de l’instrument un
morceau de musique, cela devait être du Mozart, l’entrée en
matière d’une œuvre… Cela tenait de la magie, l’air était si
simple, si frais… les enfants étaient tout ouïe.
Les élèves regardaient
leur main, peut-être par mimétisme, ils semblaient leur demander si
elles-aussi sauraient un jour dessiner, faire des ombres chinoises,
jouer de la musique… J’ai réussi à prendre quelques photos de
leur mine interrogatrice, ce sont des clichés que je conserve
précieusement.
Catherine a mis un bandeau
sur ses yeux et elle s’est promenée telle une aveugle dans la
salle de classe, elle se guidait à tâtons avec sa main unique. Elle
butait sur les pieds de table et caressait parfois la tête d’un
écolier, ses grimaces suffisaient à provoquer l’hilarité de la
classe enchantée. Son masque devait être transparent mais les
enfants y croyaient. Elle regardait de côté et avançait tirée
par sa main comme un chien récalcitrant mené par son maître. Elle
nous dit au revoir en agitant la tête, elle avançait malgré elle,
elle semblait vouloir rester avec nous mais elle était
impitoyablement tractée par sa main qui dirigeait la manœuvre, elle
en était le jouet. Elle ne regardait plus sa main, elle ne voyait
plus rien.
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Juin 2014
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