Suite 13
L’hiver avait décidé d’épandre ses gelées et frimas ailleurs. Un soleil que l’on pouvait qualifier de printanier avait séché les dernières traces de l’humidité nocturne et l’odeur entêtante des petites poires blettes des cormiers centenaires, bordant la Place du Donjon, enivraient la tête des villageois aux abords du marché. Samedi était jour à traîner le long des étals et à remplir les cabas de fruits et légumes qu’un début de saison malicieux avait muris et gorgés de sucs et saveurs puissantes. Arsène détecta dans cet embrouillamini d’odeurs, le parfum délectable de la chair de pageot. Le poissonnier était l’un des premiers à tendre ses bâches, à déployer sur la surface lisse et blanche d’une grande toile huilée, les trésors écaillés d’une faune méditerranéenne miroitante. Un autre samedi, Arsène aurait succombé à la tentation d’aller rôder autour de cette manne offerte à sa convoitise et d’attirer l’attention du marchand par de petits miaulements parfaitement étudiés, dans l’espoir de récolter quelques têtes succulentes. Il dut se faire violence et se répéta dix fois dans sa tête qu’il ne devait en aucun cas se laisser distraire. Jules lui avait confié une mission et il se devait d’honorer la parole donnée.
Il abandonna la Place du Donjon à regret, non sans jeter un dernier regard sur l’objet de son désir. Le domaine de la Marthe étendait ses murs lourds et épais à deux lieues du bourg. Ce n’était pas la distance qui le rebutait, ni les terrasses escarpées à franchir pour descendre jusqu’à la vallée où le Portefeuille avait creusé son lit. Il connaissait le chemin ainsi que tous ses pièges. Un chat n’avance jamais droit devant lui, mais emprunte des voies dictées par son instinct de survie. Ainsi devait-il contourner nombre demeures où des dogues détachés des liens les reliant à leurs niches, exécutaient la tâche qui leur était assignée : défendre le territoire de leurs maîtres. Arsène, après plusieurs tentatives infructueuses, avait renoncé à s’en faire des amis. Il serpenta, déroula le labyrinthe mental qui lui permettait de trouver à défaut du parcours le plus court, celui qui le protégeait de leurs crocs mortels. Il lui fallut une bonne demi-heure pour enfin apercevoir l’architecture vernaculaire de la ferme. Installé sur un talus, il observa les lieux. La maison principale sans étage, à façade en gouttereau, aux briques jaunes serties de croisillons de bois, se poursuivait des quatre côtés d’une cour centrale par de vastes dépendances aux moellons calcaires de forme irrégulière et parfois grossièrement crépis. À chaque angle de la cour, une ouverture permettait de pénétrer dans l’espace autrefois réservé à la préparation du fumier. Du haut de son perchoir, il pouvait également scruter les prés et pâturages qui encerclaient les bâtiments, et deviner au loin le Portefeuille niché derrière un écran de haies vives, de charmes et d’alisiers. Un calme rassurant, juste troué de manière intermittente et brutale par les cris sonores des troupes de grues cendrées en migration vers l’Espagne, régnait sur la ferme.
Arsène commençait à s’assoupir, comme le font ceux de son espèce en proie au désœuvrement, lorsque son ouïe fut attirée par le grincement d’une porte métallique auquel répondit le bêlement saccadé de chèvres. Il vit une femme vêtue de noir sortir d’une grange qui devait faire office de chèvrerie. Un grand fichu cachait sa tête, mais il sut immédiatement à la description donnée par Jules, qu’il s’agissait de la Marthe. Elle avançait d’un pas sûr vers le corps d’habitation, les deux mains tenant des seaux remplis à ras bord d’un onctueux liquide blanc crème.
Le chat se tapit pour passer inaperçu. Il attendit de la voir disparaître dans la maison pour oser quitter son point d’observation, en s’assurant qu’aucun chien ne lui barrerait le passage et le corps caressé par l’herbe courte d’un pré à pâture, il louvoya en direction de la porte qui venait de se refermer. Une fois entré dans la cour, il repéra un grand pot sur le rebord d’une fenêtre qui avait dû contenir des géraniums deux saisons d’affilée et qui pourrait en partie masquer sa silhouette tout en lui permettant d’espionner la Marthe. D’un bond rapide et précis, il atteignit son poste de vigie. La fenêtre était fermée et une occasion de pénétrer dans la demeure sans que la propriétaire ne s’en aperçoive, lui était refusée. Instantanément ses pupilles se dilatèrent et l’intérieur sombre de la demeure apparut avec autant de netteté que si les rayons du soleil y resplendissaient.
La première chose qui retint son attention fut la cheminée où il crut discerner, au fond de l’âtre, des braises éteintes. Il se pencha un peu plus pour essayer de repérer la Marthe, mais sans succès. En orientant avec soin ses oreilles, droit dans l’axe de la pièce, il entendit des bruits, chocs et tintements de casseroles, tiroirs ouverts puis refermés, autant de sons qui lui étaient familiers et qui d’ordinaire aiguisaient son appétit. Il en déduisit qu’elle avait dû se rendre dans une pièce dont la porte était restée entrebâillée et que cet endroit devait être une cuisine. Sans doute préparait-elle un repas et cette noble occupation lui laissait le temps d’essayer de trouver une ouverture, porte ou fenêtre mal fermée pour se glisser à l’intérieur de la demeure.
À patte gauche, il repéra une autre fenêtre basse, dont les volets clos interdisaient a priori toute possibilité d’effraction, à ceci près que le vieux bois avait joué avec le temps et qu’un interstice assez large entre les deux panneaux autorisait un minime espoir. Il sauta dans la cour de la ferme et se dirigea vers son nouveau poste d’observation. Le rebord de la fenêtre étréci par l’épaisseur des volets ne laissait guère d’espace libre où s’installer confortablement. Pour la première fois de sa vie, juste avant de calculer la trajectoire et la force de son bond, il pensa qu’un petit régime ne serait pas superflu s’il souhaitait devenir enquêteur à plein-temps.
Une fois installé en équilibre instable, il glissa sa patte entre les volets et tenta d’élargir l’espace pour accéder au crochet qui les maintenait fermés. Au terme d’une dizaine de tentatives qui auraient découragé un matou moins déterminé, il réussit à le dégager de l’œilleton et put enfin s’offrir une vue dégagée sur l’intérieur. Ce qu’il vit le laissa perplexe. Trônant au milieu de la pièce, un berceau col de cygne en hêtre patiné, empanaché de tulle d’un blanc immaculé patientait dans l’attente de son petit hôte.
Perdu dans sa contemplation, il n’entendit pas l’étranger s’approcher de lui et tout son poil se hérissa quand une main ferme empoigna son échine.
©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2014
à suivre...
Comme il est astucieux Arsène ! Mais qui peut bien être ce sinistre individu qui l'a attrapé ? Pauvre Arsène, que va t'il advenir de lui ! Elsa, ton ingéniosité me laisse coite ! Bravo et merci
RépondreSupprimerLa recette est simple Eponine... il faut simplement que j'éprouve avant vous ce que vous allez ressentir et que je m'amuse à l'écrire... Encore une fois Merci à toi!
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