Suspendu dans les airs, à presque deux mètres du sol, toutes griffes sorties et canines saillantes prêtes à défendre chèrement sa peau, Arsène se retrouva face à un homme moustachu qui l’observait sous son chapeau en feutre Trilby, avec un sourire narquois.
- Tiens, je ne savais que ma sœur avait un chat !
Il n’émanait de l’étranger aucune vibration mauvaise, aucune onde maléfique, et le matou rétracta ses griffes pendant que l’homme le redescendait sur la terre ferme.
« Que dois-je faire ? se demanda Arsène. M’enfuir ou jouer le rôle d’un chat rôdeur, voire d’un matou égaré qui réclame sa pitance ? Je suis un peu trop dodu pour faire pitié et je dois rester là, si je veux remplir mon contrat avec Jules… Qu’est-ce qui m’a pris ? Comment ai-je bien pu ne pas l’avoir entendu arriver ? »
Il détailla les vêtements de l’homme pendant que celui-ci ramassait deux grands sacs posés à ses pieds : trench-coat beige de bonne coupe, ajusté à la taille par une large ceinture, pantalon de flanelle épaisse gris anthracite qui chutait élégamment sur des mocassins noirs, chemise blanche et cravate rayée, façon club. Un véritable dandy dans une cour de ferme ! Arsène reconnut les effluves d’une composition fraîche, boisée, avec des pointes de citron, lavande, verveine et de mousse de chêne. Un parfum que son bon maître appelait Monsieur de Givenchy et qu’il ne portait que pour les grandes occasions. L’étranger avait de la classe et Arsène venait de tomber sous son charme. C’est donc sans la moindre appréhension qu’il emboîta le pas du gentleman lorsque celui-ci alla frapper à la porte du logis de la Marthe.
Quelques instants plus tard, celle-ci apparut sur le seuil, un torchon de cuisine à la main.
- Jean, je ne t’attendais pas de si tôt ! Je suis tellement heureuse de te voir… Allez, viens, rentre vite.
La Marthe serrait dans ses bras l’homme encombré par ses paquets et qui la dépassait de deux bonnes têtes. Elle avait ôté son fichu, libérant une cascade de boucles couleur châtaigne sauvage qui enveloppait ses épaules et encadrait un visage aux traits délicats et aux pommettes hautes.
- J’ai fait avec les moyens du bord… la voiture est tombée en panne avant-hier et j’ai pris le car de sept heures quinze. Le prochain était à dix heures, mais tu m’avais semblé tellement inquiète hier soir au téléphone que j’ai préféré prendre le premier. Comme cela, nous aurons plus de temps pour parler. Je ne savais pas que tu avais un chat…
- Un chat, moi ? la Marthe éclata d’un rire sonore…puis son regard s’assombrit. Tu sais bien que depuis la mort de Cannelle, je ne veux plus de chat à la maison, souris ou pas. J’ai eu bien trop de peine…
- Et celui-là, il est tombé du ciel ?
L’homme s’était tourné en direction d’Arsène qui redoutait l’instant de la confrontation avec celle dont Jules lui avait brossé un portrait inquiétant. Il essaya de se montrer sous son plus beau jour, mettant bien en évidence le point d’interrogation qui lui attirait la sympathie des humains et laissa pendre un petit bout de sa langue comme un matou à bout de souffle.
- Celui-là ? Grand Dieu, non !… Attends… je l’ai déjà vu se promener dans le bourg… mais c’est la première fois que je le croise dans ma cour. Allez, Jean, entre… on ne va pas rester ainsi sur le pas de la porte à parler. J’ai des choses à te raconter et j’ai besoin de tes conseils.
Elle s’effaça pour le laisser passer.
- Et le chat, tu le laisses dehors ? Tu pourrais peut-être lui donner quelque chose à boire, il a l’air complètement déshydraté.
La Marthe soupira, puis acquiesça d’un simple mouvement de tête. C’est ainsi qu’Arsène se précipita dans la demeure, non pas comme un voleur, mais en tant qu’invité.
L’homme élégant après être entré et s’être délesté de ses paquets, de son chapeau et de son trench-coat, se dirigea directement vers la cuisine, ainsi qu’un vieil habitué, prit un bol de terre cuite émaillée et le remplit au robinet de l’évier d’eau fraiche.
- Tiens le chat, bois ça…
Arsène ne se le fit pas dire deux fois. En réalité, il n’avait nullement soif. En revanche, il avait compris qu’en se montrant docile, il pourrait depuis la cuisine écouter la conversation des deux humains et enregistrer dans sa mémoire les informations dont Jules avait tant besoin. Il se jeta sur le bol d’eau comme s’il n’avait pas bu depuis huit jours. Le stratagème réussit à merveille et l’étranger, satisfait de sa bonne action, rejoignit la Marthe dans la pièce à vivre.
- Bon, vas-tu me dire, maintenant que j’ai fait tout ce chemin pour te rejoindre, ce qui ne va pas ? Tu sais que j’ai à peine reconnu ta voix au téléphone et Louise est dans tous ses états.
L’homme s’était assis sur un divan drapé d’un velours rouge grenat, jambes croisées et venait de sortir un étui à cigarettes gainé de crocodile. Il prit d’un geste délicat une Lucky Strike sans filtre qu’il alluma à la flamme d’un briquet d’argent, en attendant la réponse de la Marthe. Celle-ci déposa un cendrier de cristal sur la table basse et s’assit en face de lui, la figure chiffonnée, les mains jointes comme à confesse.
- Aujourd’hui je vais mieux, rassure-toi… mais ta présence me fait toujours du bien. Il y a si longtemps que tu n’étais pas venu me rendre visite. Par quoi commencer ? Voilà… hier soir, j’avais allumé un feu dans la cheminée et soudain j’ai eu le sentiment de me volatiliser… Un malaise ? je ne sais pas… et je n’ai pas gardé un souvenir très précis de mon cauchemar, s’il s’agissait bien d’un cauchemar. C’était à la fois surnaturel et très réel… Comment t’expliquer ? Toujours est-il que je me suis retrouvée sur un toit, entourée d’une partie de la clique des Cormaillon, Blandin, Baillou, et d’Augustin, enfin je veux dire, sans doute de leurs spectres. J’étais très en colère. Une marée de haine en moi qui ne demandait qu’à sortir… et là, j’ai eu une furieuse envie de leur dire… Et puis, je n’ai pas pu, ma gorge s’est serrée comme prise dans un étau, car soudain sont apparus Jules, sa fille, tu sais la petite qui n’a pas toute sa tête et puis… lui… Il me regardait droit dans les yeux et j’ai senti comme un coup de poignard dans la poitrine… J’ai hurlé et je me suis retrouvée ici, assise exactement à ta place… les vêtements trempés par l’humidité de la nuit.
La Marthe s’arrêta, consciente de l’aspect décousu de son récit. Son frère l’observait en silence. Il tira sur sa cigarette une profonde bouffée et un nuage bleu s’interposa entre lui et sa sœur.
- Tu me crois folle ? Jean, dis-moi… est-ce que je perds la tête ?
L’homme écrasa sa cigarette à peine entamée dans le cendrier et se pencha vers la Marthe.
- Écoute Marthe, je pense qu’il serait temps que tu prennes soin de toi. Je te l’ai déjà dit et répété mille fois. Cette solitude dans laquelle tu t’es enfermée depuis des années a fini par avoir raison de tes nerfs. Tu ne peux pas vivre en ressassant toujours le passé. Il te faut une bonne fois pour toutes tourner la page.
À peine avait-il prononcé son dernier mot que la Marthe bondit de son siège et s’exclama en proie à une rage sauvage :
- Tourner la page ! Voilà le genre de poncif que je déteste… Le livre que je lis, j’en connais tous les détails de la page précédente, et la précédente, et la précédente… Elles sont gravées là, dans mon cœur et dans mes entrailles… Je peux te citer par cœur le premier paragraphe de la première page qui commence en 1943. Tout est gravé, écrit en lettres de sang. J’en connais chaque virgule, chaque mot et chaque point d’interrogation. Si c’est pour me dire ce genre de bêtise, tu peux repartir chez toi dès maintenant. Tourner la page ! Jamais, tant que je ne saurai pas qui a dénoncé Ronald… Tu entends !
©Catherine Dutigny/Elsa, mai 2014
à suivre...
Décidément, bien des secrets se cachent dans cette paisible bourgade ! Les masques vont-ils tomber ? Suspense garanti, vraiment Elsa, je me régale tout simplement !!!! Merciiii !
RépondreSupprimerLes secrets, le non-dit... les rancœurs, les préjugés... le quotidien de quelques lieux par ci, par là... mais en grattant bien, on peut aussi trouver de beaux sentiments et de bien belles actions... attendons! Merciiiiiiiiiiiii, itou!
RépondreSupprimerOui, comme tu le dis, il faut faire fi des rumeurs, sous le vernis, on trouve parfois des coeurs purs ! Il me tarde de connaître la suite des événements ! Bises à toi chère amie des mots !!!!!!
RépondreSupprimerL'art est la manière de nous tenir en haleine... Du grand Elsa !
RépondreSupprimerMerci Anna... :-) J'attends avec impatience de lire ton propre roman... Je suis déjà certaine qu'il va lui aussi me tenir en haleine. Bises, ma belle ♥
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