un véritable extrait d'une Cour de cassation de 1945
Suite 15
Il leva les mains en signe d’apaisement, sourit à sa sœur, puis il reprit d’une voix douce.
- Marthe, cela fait presque vingt ans que tu cherches. Tu fouines, tu fouilles sans trouver la moindre preuve. Regarde-toi, regarde dans quel état tu te mets… Tu es encore très belle et tu t’habilles comme une vieille veuve, avec tes sempiternels habits de deuil. Ronald est mort, Marthe, laisse-le reposer en paix et regarde l’avenir en face, d’autant que si j’accorde du crédit à ton rêve, il s’agit pas que de Ronald. Et c’est plutôt de cela qu’il serait urgent de parler. J’insiste… tu aurais pu depuis longtemps refaire ta vie, vendre cette ferme où tu végètes et venir nous retrouver, le retrouver… Tu crois que c’est facile pour nous ? Il va falloir que l’on aborde très sérieusement ce sujet. Allons, je te demande de faire un petit effort. Affronte la vérité en face. Tu peux me crier dessus autant que tu voudras, mais au fond de toi, tu sais que j’ai raison. Ronald est mort… Marthe, je t’en supplie, sois raisonnable pour une fois dans ta vie…
Elle le toisa avec mépris.
- Ronald est là dans chaque endroit de cette ferme. Dans ces murs qu’il a repeints, dans les fibres de cette table sur laquelle tu viens de poser ta main et qu’il a fabriquée pour moi, sur ce sol qui garde l’empreinte de ses pas et que j’ai lavé mille fois à grande eau depuis son départ pour Limoges. Refaire ma vie ! Décidément mon pauvre Jean, tu accumules les poncifs, quant à vendre cette ferme qui fut celle de nos grands-parents, où notre mère est née et pas qu’elle, tu es bien placé pour le savoir… c’est au-dessus de mes forces. Et mes chèvres, tu y penses ?
Elle sembla soudain épuisée et se rassit de guingois sur le siège en face de son frère, serra sa tête entre ses mains et laissa de minuscules larmes glisser de ses yeux. Un silence pesant s’installa entre eux. Arsène, sensible à toute modification d’ambiance, ressentit un poids de plusieurs tonnes fondre sur la pièce. Il n’avait manqué aucune miette de leurs échanges. Son bon cœur lui dictait d’aller se lover sur les genoux de la Marthe, lui prodiguer du réconfort, mais il jugea plus opportun de se faire oublier tant que les deux humains n’avaient pas terminé d’aborder un sujet qu’il pressentait aussi douloureux pour l’un que pour l’autre.
Entretemps, l’homme s’était levé et caressait d’une main la chevelure de sa sœur avec une douceur qui trahissait une profonde tendresse, tout en lui tendant de l’autre main un mouchoir de fine batiste.
- Came-toi, ma petite sœur. Je comprends parfaitement que tu tiennes à cette ferme et à tes chèvres. Tu sais, et je ne dis pas seulement cela pour te consoler, que tes fromages sont considérés comme les meilleurs de la région et je sais aussi que leur vente arrive à te faire vivre, mais peut-être pas assez pour entretenir tous ces corps de bâtiments dont certains tombent en ruine. Tes fromages, j’en ai dégustés dans les meilleurs restaurants de Limoges. Le cendré a beaucoup d’adeptes et c’est vrai qu’il est délicieux accompagné d’un verre de Valençay. Allez, sèche tes larmes et dis-moi comment je peux concrètement t’aider. Après, il faudra, que tu le veuilles ou non, que je te parle de François.
Il retourna s’asseoir sur le divan, attendant patiemment qu’elle ait essuyé ses yeux et guettant sans le moindre signe de nervosité une réponse de sa part. La Marthe releva la tête, les paupières rougies dans un visage aux traits plus apaisés. Elle tenta de sourire à son tour, les lèvres fermées.
- Oui, je sais parfaitement que mes fromages ont du succès. Vu le mal que je me donne, il ne manquerait plus qu’ils soient mauvais. Jean, si tu veux m’aider, voici ce que j’attends de toi…
Elle lui fit face. Elle inspira profondément et débita d’un trait ce qu’elle désirait lui dire, sans se préoccuper de ses réactions.
- Jean, je me réjouis de ta réussite. Tu es en passe de devenir à Limoges un notable incontournable. J’ai même cru comprendre que tu visais la députation. Un député dans la famille ! Si nos parents étaient encore de ce monde, eux, les culs-terreux, ils jubileraient… Ton usine, tes produits sont des références à Limoges. Tu gagnes très bien ta vie et ton appartenance au Rotary est connue de tous. Elle t’ouvre également pas mal de portes. Tu côtoies plein de personnes influentes… ne me dis pas le contraire, Louise s’en vante à chaque fois que l’on discute au téléphone. Elle ne peut pas s’en empêcher. Je veux que tu accèdes aux documents du procès de Ronald que je n’ai jamais pu consulter et qui sont restés secrets. Je ne représente rien pour eux… qu’une veuve éplorée et à moitié folle… alors que toi… Écoute… La gestapo était très bien organisée. Ils notaient tout et si Ronald a collaboré, il en reste des traces dans des archives. Je n’y crois pas, puisqu’il a été blanchi, mais tu dois vérifier. Le deuxième point, le plus important, c’est de trouver également dans le dossier, les éléments sur lesquels le tribunal d’exception l’a condamné à mort. Il y a eu au moins un témoignage, une dénonciation signée, un nom qui traîne dans leurs saloperies de paperasses… c’est ce nom ou ces noms, s’ils sont plusieurs, qu’il me faut... Tu dois faire cela, pour moi et pour…
Elle s’interrompit, une nouvelle fois bloquée dans sa phrase. Pourtant, elle avait retrouvé toute sa superbe et sa détermination en imposait. Son frère la regardait avec admiration. Cette femme était un roc et il savait que rien ne la ferait changer d’avis ou plier sous le poids des arguments, aussi logiques soient-ils. Il tenta pourtant une ultime parade pour la sonder et essayer, sans trop y croire, d’adoucir sa position.
- Pour accéder à ton souhait, je vais devoir prendre des risques, impliquer des personnes qui n’hésiteront pas à se retourner contre moi si je trouve quelque chose de compromettant pour l’un d’entre eux ou pour l’une de leurs chères relations, expliquer pourquoi j’ai besoin de consulter ces documents, rendre tôt ou tard des comptes. Les gens s’affublaient souvent de noms d'emprunt et de faux papiers quand ils appartenaient à la résistance. Et si, ton homme était un résistant, il a sans doute aujourd’hui une réputation au-dessus de tout soupçon. Ça risque de faire des vagues, juste au moment où, comme tu l’as souligné toi-même, je brigue des responsabilités nationales. Les journalistes vont s’emparer de l’affaire, enquêter et sans doute remonter jusqu’à toi et pourquoi pas jusqu’à François. Je risque gros sur ce coup-là. Je ne te parle pas que de ma situation professionnelle, de mes ambitions personnelles, mais aussi et surtout de notre vie à Louise et aux enfants. Ta belle-sœur risque fort de craquer sous la pression. Elle n’a ni ta force de caractère, ni ta volonté farouche. Pour la dernière fois, Marthe, je te demande d’y réfléchir à deux fois. Je ferai ce que tu me demandes, si, et uniquement si, tu acceptes avant de parler à François.
La Marthe se leva en silence et se dirigea vers un buffet-vaisselier en bois de noyer à deux vantaux qu’elle ouvrit, libérant dans son geste l’odeur mielleuse de l’encaustique.
- Porto ou Whisky ? demanda-telle à son frère, avec un air absent.
©Catherine Dutigny/Elsa, juin 2014
à suivre...
Toujours aussi délicieux, je ne sais pas pourquoi mais je suis sûre qu'Arsène va aider la Marthe, après tout il a bien été élevé au rang de détective, lui va trouver, j'en suis sûre ! Bises chère amie !!! Casquette bien bas !
RépondreSupprimerJe pense aussi Christine qu'Arsène va faire des étincelles! Bises affectueuses et encore, encore merci ♥
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